Céline - D'un château l'autre

 

La trilogie « allemande », comme on aura vite tendance à l’appeler, vient tardivement, car depuis le retour du Danemark et la signature d’un contrat de 5 millions de francs français chez Gallimard en 1951 la petite musique célinienne ne fonctionne plus. La ripaille des mots, la bamboche du persiflage, l’humour noir et revanchard n’est plus au rendez-vous. Alors, c’est a coups d’à-valoir sur les rééditions du Voyage et de Mort à crédit, ainsi que d’avances financières de sa maison d’édition que Céline subsiste dans une existence qu’il pense définitivement damnée, en maugréant sur tout et n’importe qui. A l’image de ce vétuste pavillon de Meudon dans lequel il va s’installer avec Lucette, il décide, désabusé, de se réinscrire à l’Ordre des médecins et accroche une plaque professionnelle au grillage qui enclot la propriété. Mais même là le cœur n’y est plus, pire, le malade se méfie de ce drôle de bonhomme revenu de prison et d’exil. C'est sûr, on ne se bouscule pas dans la petite salle d’attente du médecin Destouches. Au-delà de la curiosité qui pique certain d’aller voir cet écrivain là, fricoteur avec l’occupant dit-on, il est franchement mal vu de traîner route des Gardes, dans l’allée du modeste pavillon.

 

Céline n’existe plus, comprenant que la retraite de Meudon sera peut-être la dernière. Même Gallimard n’y croit plus malgré son exhortation de refaire de son écriture cette curieuse et exotique petite musique, verte et goguenarde comme il s’avait si bien le faire. Allez Céline, faites-nous un nouveau Voyage, que diable ! Est-ce par accumulation de mauvais coups tordus, de désoeuvrements et de rage que la machine s’emballe à nouveau, sûrement aussi l’envie d'en découdre, de régler ses comptes. 1957 sonne donc le retour du succès le plus inattendu, la trilogie « allemande » naît avec un style plus que jamais vif, acerbe, drôle et revanchard. Les points de suspension assènent, apostrophent, raillent un nauséabond morceau d’histoire où de sombres silhouettes errent dans de biens sinistres forteresses. D'un château l'autre, Nord et Rigodon raconte cette débandade, ce sauve-qui-peut général de cette France collaborationniste qui trouille de peur devant les victoires alliées et l'effondrement du troisième reich. Même si l'auteur revendique ses récits comme des oeuvres romanesques, il ne nous échappe jamais que la plupart des faits relatés ne sont pas en toc, cela sonne trop comme du vécu. Que dire encore de plus du style de l’auteur, que les premières pages s’avalent comme des arrêtes de poissons et que le reste se boit goulûment, par ivresse. Tout se trouve en 1936 déjà dans Mort à crédit, cette petite musique célinienne est révolutionnaire et déchaîne les passions. Les écrivains ne reconnaissent pas Céline pour leur pair et les fervents laudateurs du Voyage se taisent pourtant. Certaines critiques vilipenderont cruellement l’auteur : « Céline piétine dans la merde » écriront-ils !

 

Pourtant toute la formidable force novatrice de son œuvre se trouve dans les rythmes et les sonorités d’une écriture singulière, en clair on est amené a aimer Céline moins pour ce qu’il raconte que par la manière dont il le raconte. Si le fond est souvent écoeurant la forme est étourdissante. Le style, encore et toujours, celui que décrit si justement Gille Deleuze en ces mots : « […le propre du grand styliste est de ne jamais respecter à la lettre les règles de la langue qu'il manie. En effet, pour qu'émerge un style authentique, il faut que se donne à percevoir un déséquilibre constant, que soit infligé à la langue un certain traitement, un traitement incroyable, un mal-traitement donc : Ça peut être faire bégayer la langue ou faire balbutier la langue…] » Oui il y a de tout cela dans cette trilogie, à profusion, où se retrouve toute la verve carnavalesque et grotesque de l'écrivain mais surtout les caractéristiques du narrateur célinien, où délires et hantises apparaissent, disparaissent, reparaissent et s'entrecroisent avec une musicalité obsédante dans un univers où la réalité donnée est constamment infléchie par l'imaginaire de l'auteur. Une fois que l’on connaît le naufrage et les dérives idéologiques de Céline avant et pendant l’occupation, les pamphlets nauséeux que personne n’a lus mais dont on s'est vite fait une opinion, seulement après il faut se jeter dans le flot tumultueux de ses récits

 

D’un château l’autre sera à la fois un plaidoyer pro domo bien sûr, mais aussi une manière de s’offrir en victime expiatoire, une victime dont la France en 1957 a terriblement besoin. On peut bien sûr s'interroger sur cette revendication du rôle de victime ! L’écrivain a pourtant osé prendre cette posture, assénant par ses invectives vengeresses être revenu de tout, de la rapacité de ses éditeurs, des comportements ambigus des écrivains phares de la NRF pendant l’occupation, de la débâcle Vichyssoise et la misérable fuite à Sigmaringen, de ces boches qu’il exècre mais pas trop au fond, de ses procès et de la prison, tout, sans jamais rien renier de ces choix personnels. Pierre Assouline a saisit exactement l’auteur par ces mots : " Céline est un bloc. A prendre ou à laisser. Mais si on prend, on ne laisse rien. Le même homme est à l’origine de l’œuvre une et indivisible. Si on lui trouve du génie on ne peut faire l’économie de l’abjection, des vomissures, de la haine (...) Elles ont partie liée avec sa création, c’est triste à dire, mais elles renforcent aussi la puissance comique de certaines de ses pages les plus délirantes. Il faut vraiment n’avoir jamais lu ses chapitres diabolisés pour passer à côté de cette évidence. "