Souvenirs d’un pas grand-chose – Charles Bukowski

 

Je me souviens de la première rencontre avec Bukowski à la fin des année 70, immémorable, celle-ci n’était que cathodique et notre homme n’ayant pas désaoulé durant toute l’émission littéraire de Bernard Pivot « Apostrophe », jusqu’au moment de la magistrale culbute finale où il s’écroule complètement ivre mort sur le plateau. L’alcool, la provocation turbulente, le choix d’une existence précaire et d’une aspiration pour une forme de déchéance cultivée, conditionnaient son existence. Poète et romancier d’une œuvre considérable et unique dans la littérature américaine, il fût très tôt influencé par la Beat generation des Ginsberg, Kerouac et Burroughs. Moins par fascination pour ses aînés du reste que par pur essence, car c’est en fuyant une vie détestée qu’a vingt ans il inaugure ses errances chaotiques sur les routes et chemins des Etats-Unis, dormant dans des hôtels minables et vivotant de minuscules emplois et de femmes qu'il ramène sans effort de ses nombreuses virées nocturnes dans les bars de son quartier.  

 

Souvenirs d’un pas grand-chose est son premier récit autobiographique, il raconte cette enfance violente avec beaucoup de talent, de lucidité, de froideur même, sans jamais user ici de ses habituelles outrances, instinct naturel récurrent chez l’écrivain américain. L’histoire de ce pas grand chose c’est l’histoire de Henry Chinaski, jeune fils unique d’immigrés allemands arrivant aux Etats Unis à la fin de la première guerre mondiale. Le jeune Henry grandit dans un milieu extrêmement modeste dans la banlieue de Los Angeles, pendant le Grande Dépression des années 30. Il a pour père un laitier au chômage, dur, frustré, brutal, qui terrorise la famille par ses crises de violence. Bukowski n’a rien oublié : ni la violence, ni la douleur des premières années de sa vie. Il parle vrai et dur. Les coups reçus et donnés, les désespoirs d’un jeune homme laid qui n’a jamais la bonne "attitude", les mesquineries des petits débrouillards, la bouteille, la guerre qui se prépare et n’engloutira pas indistinctement tout le monde, tout cela est dit sans détour. Le constat est effrayant, mais drôle : on sait rire aussi, que diable ! La machine à durer en verra bien d’autres, c’est évident. Les outrances, ici, ne sont, après tout, que celles de la vie elle-même. Et puis l’émerveillement n’est jamais loin, même derrière le souvenir de jeunesse le plus cruel. Chez Bukowski, le coeur est tendre, mais bien accroché. Bukowski raconte ici son enfance dans un style direct sans apitoiement ni pathos. La langue est crue mais souvent drôle. Il n’a pas oublié les « vacheries » de son enfance, ni le père misérable qu’il a eu ; le livre est d’ailleurs dédié ironiquement « à tous les pères ». Son enfance de « paria » et sa non conformité à entrer dans le moule de la société nous éclairent sur ce que deviendra Bukowski une fois adulte.

« Se soûler était agréable. Je décidai que j’aimerais toujours me soûler. Ca faisait disparaître ce qui était évident et peut-être qu’en réussissant à se tenir assez longtemps loin des évidences on évitait d’en devenir une soi-même. »