Gabriel Garcia Marquez - Mémoire de mes putains tristes

En lisant Garcia Marquez j’entends irrémédiablement cette musique de fond crachotant de vieux mambos ou boléros usés, plutôt dans les aigus, j’écoute encore des rires émanant de cette nonchalance joyeuse des villageois assis au fond d’un bar aux parfums mélangés de tabacs acres et sucrés, finissant d’alourdir la moiteur ambiante. Je vois des silhouettes caraïbes légèrement voûtées avec l’accent traînant déambulant dans les ruelles, le panama négligemment tressé visé sur le devant du crâne. Avec le souffle du conteur il y a toujours chez Garcia Marquez cette initiation aux grands tableaux de l’histoire sud-américaine par le prisme de la fable, nous convoquant par ses intrigues extraordinaires à la source du folklore et des mythes populaires hispaniques.
Il y à donc cette musicalité unique dans l’écriture de son œuvre, elle illustre un régionalisme à vocation universelle. Sous sa plume démiurgique et naïve pointe l’émerveillement de l'enfant devant sa création, comme une peinture aux couleurs vives et foisonnantes il nous raconte à forces traits symboliques les lumières de toute une Amérique latine, elle renaît chez lui avec toutes ses nuances, ses us et coutumes, ses croyances, ses conflits, ses guerres civiles.
Emplies d'ironie, il portraiture une galerie de figures dramatico-bouffonnes et représentent une société pittoresque mais paradoxale, le tragi-comique n’est jamais bien loin.
J’aurais pu vous parler de Cent ans de solitude, de Chronique d’une mort annoncée, Des feuilles dans la bourrasque ou Pas de lettre pour le colonel, mais j’ai choisi de vous présenter une nouvelle de l’auteur qui symbolise parfaitement les paradoxes que revêtent souvent ses récits.

Si celui-ci à de quoi interpeller dès les premières lignes il n’en demeure pas moins une ode à la tendresse, un hymne à l’amour, et si le narrateur tient à nous provoquer c’est pour mieux parvenir à ses fins, retrouver l’innocence et la pureté des premiers sentiments amoureux. C’est l’année de ses quatre-vingt dix ans qu’il veut s’offrir une folle nuit d’amour avec une adolescente vierge, lui qui n’a connu toute sa vie durant que des relations tarifées et scrupuleusement notées dans un petit carnet. Il s’est alors souvenu de Rosa Cabarcas, la patronne d’une maison close qui avait l’habitude de prévenir ses bons clients lorsqu’elle avait une nouveauté disponible. Au-delà du propos qui peut bien évidemment choquer les sensibilités, il y a au fil de la narration l’éclosion d’une tendresse profonde, sincère, enfouie depuis toujours chez le vieil homme. Car dès la rencontre avec cette adolescente il ressent pour la première fois l’éveil d’un émoi amoureux, tendre et juvénile. Cet élan le transporte dans une telle allégresse, tellement inimaginable auparavant, que la timidité conduira à rendre son dernier fantasme caduque, la relation n’a plus d’autre issue alors que d’être nourrie de sentiments platoniques. Delgadina, l’adolescente, incarne la vie dans tout ce qu'elle a de plus beau, de plus époustouflant, de plus angoissant aussi pour le vieillard. Il va se mettre en mouvement, s'ouvrir au monde qui l'entoure, et découvrir enfin la violence du sentiment amoureux.
Emprunt d’un certain humour, qui affleure du reste régulièrement dans toute l’écriture du grand romancier colombien, et sans être son chef d’œuvre absolu cette nouvelle présente une belle concision de son style littéraire.