Joseph Conrad

 

Joseph Conrad était l’écrivain au long cours, devenu l’un de ces loups de mer boucanant sur tous les ponts, accroché à toutes les barres, se risquant sur toutes les hunes. Infatigable voyageur des aires océanes et des espaces encore vierges et sauvages, là où les aubes apparaissent inquiétantes. C’est dans l’envoûtement des récits d’illustres navigateurs trop lus dans son enfance, par l’attraction irrésistible qu’exerceront sur son imagination les descriptions d’expéditions trouvées dans d’improbables carnets de bords, que naît le mythe fondateur du futur écrivain. Les grandes odyssées mythiques édifieront les derniers rêves déjà enfiévrés par l’exhortation aux départs. Alors jeune mousse, il s’embarque à Marseille dès ses 17 ans sur l’un de ses clippers qui sillonne les mers du monde pour ramener du coton et des denrées périssables. Il faut souvent aller vite, très vite, le thé, café et autres épices sont transportés dans les cales de ces gréements trois-mâts aux immenses voiles carrées sur la misaine, taillés pour la course. Quatre années entières à se corroder la peau au vent et au sel des mers du sud, avec, on l’imagine, ses dangers, ses frissons, qui dans cet univers clôt et rude vous endurcit l’âme. Qu’importe, pour un affamé d’aventures cela ne représente rien, ce n’est que l’écume des voyages.

 

Le jeune Conrad ne se doute pas encore que cet imaginaire se colore aux ciels de tous les océans, se dessine dans le creux de toutes les lames de fond, il servira peut-être bien un jour ou l’autre. Et c’est maintenant un nouvel élan qui va le porter aux quatre coins d’une rotondité océane, le temps est venu des bateaux à vapeurs de la marine marchande britannique, croissant sur toutes les mers du vaste empire, celui où le soleil ne se couchait jamais. La plus impressionnante flotte de mémoire d’homme, assurait-on. Seize années encore d’innombrables traversées, rarement interrompues, lesquelles rassasieront sûrement un jour cet appétit carnassier d’horizons neufs. Il va être temps alors de se remémorer tous les horizons, tous les zéniths, entendre mugir encore dans sa mémoire le vent du sud avec ses déferlantes assassines. Repeupler ses souvenirs de visages cuits et burinés des compagnons de fortune, les yeux délavés par trop de soleil et d’embruns. Les rires et les cris de ces hommes se perdant dans les hurlements des rugissants, où il n’était pas rare par gros temps d’entendre d’horribles échos stridents d’un des leurs passé pardessus le bastingage. Ouvrir la malle aux souvenirs qui de l’adolescent à l’homme, regorgeait de milles émotions. Mais il faut attendre l’instant où la destinée prend alors un chemin plus hasardeux que de coutume, abandonné à des concomitances d’une vie nourrie de voyages et d’escales. C’est en 1889 que cet instant survient, le capitaine Conrad se trouve à Londres dans l’impatience d’un nouveau départ, d’un nouveau commandement de navire qui tarde à venir. Précieux retard en somme car c’est précisément au moment où le marin est privé d’action que la mémoire bouillonne, l’imagination le pousse alors à écrire une courte nouvelle basée sur l’un de ses récents voyages à l’île de Bornéo, encore Indes orientales hollandaises.