Les dîners Magny

 

Pendant qu’Offenbach et Feydeau distrayaient, les impressionnistes ne cessaient d’étonner avant d’éblouir, qu’Haussmann et Garnier inventaient un nouveau Paris, Bizet, Berlioz et Massenet enchantaient et rythmaient cette deuxième moitié de siècle rayonnante. Un 19e siècle parisien foisonnant en diable d’esprits et de cultures protéiformes, capitale qui n’aura jamais aussi bien porté son nom de ville-lumière. La littérature n’était pas en reste bien sûr, et c’étaient aussi l’heure où s’éclairaient dans de multiples endroits de bouche, d’hôtels particuliers, les plus belles chandelles spirituelles que pouvait compter l’époque. 

De ces rencontres naîtrons notamment « Les dîners Magny », du nom de ce restaurant ouvert  depuis 1842 au No 3 de la rue Contrescarpe-Dauphine, aujourd’hui rue Mazet dans le sixième arrondissement de Paris. Curieusement, à l’origine de la fondation de ces dîners on trouve un médecin, le Dr François Veyne qui s’était fait la spécialité de soigner les écrivains et artistes sous le Second Empire. A l’automne 1862 il propose à son client et ami, le critique Sainte-Beuve, d’organiser des soirées afin d’arracher à un état dépressif le dessinateur et aquarelliste Paul Gavarni. Les convives invités dans ce cénacle compteront donc d’abords et avant tout des hommes de lettres divers, citons les frères Goncourt, Flaubert, Sainte-Beuve, Taine, Renan, Théophile Gautier, George Sand, Tourgueniev, et les envieux diront très vite que leur seul point commun était surtout de se montrer chagrins envers leur siècle. Deux fois par mois on y parlait donc art, politique, lettres, on y pestait quelquefois contre l'horrible décadence des temps modernes, mais on y faisait avant tout de bons mots dans une arrière-salle envahie de fumée. L'importance de ces dîners, du strict point de vue de l'histoire littéraire, est toute relative il est vrai. Goerge Sand, seule femme tolérée dans ces rendez-vous écrivait dans son agenda : « Ils ont été très brillants, sauf le grand savant Berthelot qui seul a été, je crois, raisonnable. Gautier, toujours éblouissant et paradoxal ; Saint-Victor charmant et distingué ; Flaubert, passionné, est plus sympathique à moi que les autres. Pourquoi ? Je ne sais pas encore. Les Goncourt, trop d’aplomb, surtout le jeune qui a beaucoup d’esprit, mais qui tient trop tête à ses grands oncles. Le plus fort en paroles et en grand sens avec autant d’esprit que qui que ce soit, est encore l’oncle Beuve comme on l’appelle là (…) On paye dix francs par tête ; le dîner est médiocre. On fume beaucoup ; on parle en criant à tue-tête, et chacun s’en va quand il veut ».

Cependant, les annales du Magny peuvent s’enorgueillir de recenser quelques vifs sujet d’affrontement, notamment le 11 mai 1863 où il est question de Balzac : Sainte-Beuve lui est hostile, Gautier le défend, Renan lui préfère George Sand et Saint-Victor Homère. Les convives ne sont pas moins violents sur la littérature classique. Dispute générale le 21 décembre 1863 : Saint-Victor affirme que Boileau est plus poète que Racine et Flaubert que Bossuet écrit mal ; Renan et Taine font pousser des cris aux Goncourt en mettant La Bruyère au-dessus de La Rochefoucauld ; Renan proclame Pascal le premier écrivain de la langue française tandis que Gautier s’écrie : « Un pur cul, Pascal ! ». Au fil du temps, les happy few du dîner Magny seront de plus en plus vite exaspérés les uns contre les autres. Dès le 6 juin 1865, Goncourt trahit beaucoup d’agacement vis-à-vis de ses confrères : « Penser que c’est là la réunion des esprits les plus libres de la France ! Certainement, ce sont, pour la plupart, de Gautier à Sainte-Beuve, des gens de talent. Mais quelle misère d’idées à eux, d’opinions faites avec leurs nerfs, leurs sensations propres ! […] chez tous, quelle peur bourgeoise de l’excessif… ». Flaubert, pour qui les discussions politiques sont de la dernière vulgarité, écrit à George Sand le 13 avril 1867 : « On a tenu au dernier Magny de telles conversations de portier que je me suis juré intérieurement de n’y pas remettre les pieds. Il n’a été question, tout le temps, que de M. de Bismarck et du Luxembourg ! J’en suis encore gorgé ! »

 

 

C’est d’ailleurs l’auteur de l’Education sentimentale qui, se faisant alors plus rare au Magny, va poussé jusqu’au bout le principe de « l’entre soi », d’abords appelé le dîner Flaubert il sera ensuite baptiser de dîner des Auteurs sifflés ou dîner des Cinq. Goncourt en parle pour la première fois le 14 avril 1874. Les Cinq – Goncourt, Flaubert, Zola, Tourgueniev et Daudet – se retrouvèrent d’abord dans divers restaurants, puis, plus tard, chez l’un d’entre eux. Le 9 mars 1882, chez Zola, le repas raffiné est l’occasion d’une conversation inhabituelle « sur les choses de la gueule et l’imagination de l’estomac ». Mais les moments de plaisir sont toujours ponctués par les plaintes des cinq écrivains sur leur « chien de métier » et sur la douleur que leur cause la moindre critique. La mort de Flaubert, en mai 1880, brisa définitivement cette si noble société.